Gasmane et Dix-Coups arrivèrent au marché Secrètemps, non sans peine, directement du
logis du savant.Lorsque les trams avaient fait leur apparition dans les bas-fonds de la ville, un traminot inconnu s'était mis en tête que la perche de son véhicule sauterait du câble s'il ne prenait pas à toute vitesse les courbes serpentines que les rails dessinaient sur l'avenue des Lents-Echinés. Les autres traminots de la ligne avaient adopté cette théorie jamais prouvée, et la partie de l'avenue en courbe ne tarda pas à être surnommée le "Virage de la Mort" à cause de la fréquence avec laquelle des piétons sans méfiance y perdaient la vie ou un membre.
La terrasse du café Berthon offrait une vue imprenable sur la courbe périlleuse et les clients avaient pour coutume, quand ils entendaient approcher un des engins fatals, de parier sur la probabilité d'un accident.
Les enjeux étaient parfois considérables, et jamais le sentiment de culpabilité que les gagnants éprouvaient lorsqu'une collision se produisait réellement n'avait mis un terme à ces paris.
Cramponnés à l'intérieur du tram, Gasmane et Dix-Coups avaient vu deux nurses échapper de peu à la collision et un landau presqu'effleuré. Chacun pria pour que Sipra ne les achève pas si tôt et ils descendirent précipitamment du tram, encore secoués et chiffonnés par le trajet.
Gasmane demanda à Dix-Coups de rester vigilant et aussi discret que possible, le meurtrier rôdant sans doute encore dans le quartier.
Ils s'engouffrèrent dans les ruelles nauséabondes qui débouchaient sur la grande halle.
Sous la verrière noire de suif, des femmes vendaient du café, de la soupe. Au coin du trottoir, un large rond de consommateurs s’était formé autour d’une marchande de soupe aux choux. Le seau de fer-blanc étamé, plein de bouillon, fumait sur le petit réchaud bas, dont les trous jetaient une lueur pâle de braise. La femme, armée d’une cuiller à pot, prenant de minces tranches de pain au fond d’une corbeille garnie d’un linge, trempait la soupe dans des tasses jaunes. Il y avait là des marchandes très propres, des maraîchers en blouse, des porteurs sales, le paletot gras des charges de nourriture qui avaient traîné sur les épaules, de pauvres diables déguenillés, toutes les faims matinales des Halles, mangeant, se brûlant, écartant un peu le menton pour ne pas se tacher de la bavure des cuillers.
Gasmane joua des coudes et paya un bol de soupe à son protégé, sauvant miraculeusement la moitié du bol dans la ruade incessante.
Le gosse réchauffé, ils traversèrent la halle avec peine, se cognant dans les matrones potelées et les chapardeurs pourchassés. Enfin, ils arrivèrent devant l'étal miteux d'un vieux bougre presque gâteux. Vittorio s'approcha des cages superposées et se figea devant l'une d'elles. Il ne faisait plus attention à la cacophonie causée par tous les animaux effrayés et frustrés d'être emprisonnés et exposés dans des conditions atroces.
Gasmane prit sa canne qu'il passa entre les barreaux d'une cage de taille moyenne dans laquelle étaient entassés cinq macaques pelés et faméliques.
Il agaça tour à tour chacun des singes pour éprouver leur caractère.
L'un d'eux était exceptionnellement hargneux et se ruait sans cesse sur la canne qu'il mordait et griffait tant qu'il le pouvait.
– Vieillard, je veux celui-là !
Donne-moi ton prix et je l'emporte.
– M'sieur, c'est qu'çui-ci l'est d'jà r'servé.
Par un éminent seigneur, même. Il m'a payé d'avance et j'dois l'lui garder jusqu'à c'tantôt.
Prenez donc l'autre là, l'est tout calme...
– Calme ? Sur le point de crever, oui !
Arrête d'essayer de me rouler dans la farine, personne ne veut de tes bestiaux, alors inutile de jouer le difficile. Ce sera donc à mon prix.
Tu me mettras une cage assez grande mais au grillage fin.Gasmane sortit quelques Ucés et foudroya du regard le marchand qui n'eut d'autre choix que d'enfermer le macaque surexcité dans une nouvelle cage transportable, se faisant profondément griffer au passage.
Dix-Coups sourit au macaque qui s'était finalement vengé, au passage, de ses mauvais traitements, prit la cage et suivit Vittorio jusqu'à l'avenue.
Il soupira à l'idée de reprendre le tram mais était pressé de rentrer et voir enfin son père procéder aux premiers essais pratiques de son projet.
– Dix-Coups, tu rentreras seul avec le singe.
Prépare donc tout ce qu'il faut pour notre expérience, ne gâte pas l'animal en la gavant, on a besoin de le garder féroce.
Tu feras passer un message à Mademoiselle Plissant, qu'elle ne m'attende pas ce soir, je viendrai la visiter plus tard dans la semaine, prends comme prétexte que je viens de commencer une nouvelle toile. Je rentrerai dans la nuit.Sous l'œil étonné de Dix-Coups, Vittorio s'effaça dans les rues adjacentes, en direction du
Mollard Rouge.